Sortie du 17 mai 2020 par gegers Boucle col de Belles Ombres (1753m) - Croix de l’Alpe (1821m) - Col de l’ Alpe (1793m) par Pré Orcel

L'animal n'est pas forcément celui que l'on croit.

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Conditions météo

Nuages et brouillard sur le plateau

Récit de la sortie

Nous sommes restés là pendant une heure, à nous regarder, à nous observer. Le premier avec une béatitude marquée par un large sourire niais lui barrant le visage, le second avec une méfiance de bon aloi. Lorsque je l’ai aperçu dans cette combe herbeuse au-dessus des vires qui ont fait la réputation du massif de la Chartreuse, j’ai eu comme premier réflexe celui de me cacher, de me camoufler. Pour ne pas l’effrayer, pour avoir le temps de changer l’objectif de mon appareil photo, pour masquer ma présence tant que je n’aurais pas immortalisé l’instant. Une attitude de paparazzi, de celui qui a conscience de son indésirabilité en ces lieux.

Et puis, peu à peu, comme l’Homme s’est redressé pour passer de l’état de primate à celui de primate avancé, néfaste pour son environnement, je me suis relevé, doucement. J’ai montré tout d’abord ma tête, puis je me suis mis debout. J’ai pris des photos, j’ai mitraillé, bien sûr, et le chamois n’est pas parti. Il m’a fixé. D’un regard flegmatique, empreint d’une certaine curiosité, jaugeant le danger, évaluant si la menace que je représentais alors était plus forte que le plaisir de continuer à brouter l’herbe et à se prélasser dans ce secteur verdoyant, agrémenté de lapiaz pouvant se révéler traitres lorsque la montagne frissonne encore sous son manteau blanc.

L’animal n’est pas parti. Mieux, il s’est couché, regardant à droite, à gauche, savourant l’herbe à ses pattes, me prêtant une attention de plus en plus réduite. Quelques coups d’œil dans ma direction, bien sûr, pour voir si je bougeais, à raison puisque je décidai justement de le faire. Je récupérai mon appareil photo, mes bâtons, mon sac à dos, et je m’avançai timidement vers le chamois allongé. Un pas, un deuxième. Ma progression n’ayant pas d’effet sur l’animal, j’avançai encore un peu plus et finis par m’asseoir, moi aussi, sur un petit promontoire herbeux. Entre nous deux, une quinzaine de mètres, une profonde faille rocheuse. Peut-être était-ce le fait de savoir qu’il me faudrait la contourner si je désirais me rapprocher encore qui le rassurait et le faisait rester là, qui lui permettait de savourer une certaine tranquillité. Le chamois devait s’accommoder de ma présence comme on s’accommode de certains maux supportables.

Nous restions là, démarrant un échange silencieux, que j’imaginais de cette teneur :

  • Ne crains rien. Je ne t’apporte ni la guerre, ni la chasse (deux choses finalement assez similaires).

Il me répondait un :

  • Tu m’apportes la pollution, tu m’apportes l’intranquillité. Tu m’apportes la vue de tes sentiers honteux qui zèbrent la montagne, comme autant de manifestes de ta présence. Qu’est-ce qui t’amène ici ?
  • La curiosité. La recherche de la beauté, le besoin de contempler le monde. L’œil et le cerveau humain ont ceci de particulier qu’ils ne connaissent pas la satiété en ce qui concerne la beauté. Il y a toujours l’envie, le besoin et l’espoir d’en découvrir plus, de chercher le beau, de le dénicher même. Et lorsqu’on le trouve alors, sa saveur s’en retrouve décuplée.

Durant cet échange onirique, l’animal battait, à droite et à gauche, sa queue, en signe de quoi ? De lassitude, de contentement, de danger ? Toujours est-il qu’il restait couché, continuant de me fixer comme on fixe parfois du regard celui qui pénètre notre espace vital sans y avoir été invité.

Une heure s’est écoulée, et j’ai fini par abdiquer. Timidement, sur la pointe des pieds, je me suis levé et j’ai quitté les lieux comme on quitte une chambre à coucher au petit matin, en essayant de causer le moins de chaos et de désordre possible. L’instant était trop beau pour être gâché, et je pensais retourner sur mes pas, mais d’un coup l’animal s’est levé. Non pas parce qu’il craignait que je tente une manœuvre agressive ou que je décide soudainement d’en attenter à sa vie, mais plutôt pour se dégourdir les pattes, assouvir un besoin naturel. A ce moment-là il ne me fixait plus. Peut-être avait-il compris que je ne faisais pas partie de la harde de ceux qui asservissent la faune sous le joug d’un canon de fusil. Nulle sympathie ne s’était dégagée de cet échange, nul sentiment d’avoir été accepté par l’animal en son domaine. Pour le bipède que je suis, pour le junkie de la montagne trop longtemps sevré, l’objectif était atteint : j’avais pu savourer la beauté, j’avais pu ressentir le merveilleux.

Finalement, il est resté là, et moi aussi. Un peu plus. Sans raison, si ce n’est celle de prolonger ce lien invisible qui me donnait la fausse impression, l’espace d’un instant, d’appartenir au milieu, d’être à ma place en ces lieux que je ne fréquente pourtant que lorsque la météo se veut clémente. Cette montagne dans laquelle, dépourvu de ressources alimentaires, je serais bien incapable de survivre plus de quelques jours.

  • Tu n’es pas à ta place, m’a-t-il lancé. La contrepartie de la beauté, c’est souvent l’intransigeance, l’incertitude, le changement permanent. La cruauté même, et la loi du plus fort. Ce n’est pas pour toi. Tu es faible.

Je suis resté avec la posture de celui qui refuse de reconnaitre son tort, avec la mauvaise foi de celui qui pense que l’Homme industrialisé peut renouer avec la nature sauvage et y trouver sa place. Je suis resté avec en bouche l’amertume liée à la compréhension du fait qu’il était trop tard. Trop tard pour l’harmonie du vivant, trop tard pour défaire ces insanités qui voient l’Homme planter des panneaux « propriété privée » sur les hauts plateaux et entourer de barbelés les merveilles du monde. L’animal s’est relevé, s’est étiré, a fait quelques pas, s’est mis à brouter, a plié ses deux pattes avant, puis ses cuisses, pour se coucher à nouveau. Pour moi, engourdi par le froid, engoncé dans un épais brouillard qui ne semblait pas vouloir se dissiper, il était temps de partir.

Il m’accorda un dernier regard, un de ces regards qui vous signifient que cela n’a que trop duré, et après que j’eus fait quelques pas en direction du plateau de l’Alpe, je me retournai une dernière fois. Il resta là.

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Randonnée réalisée le 17 mai 2020

Dernière modification : 3 novembre 2024

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Avis et commentaires

Bonsoir gegers,

Très belle légende pour cette photo de l’herbe et du lapiaz ; le yin et le yang.
Quant au texte ......! je retrouve là tout le plaisir que j’aime.

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