Sortie du 13 octobre 2024 par JM Traversée de la Grande Moucherolle (2284m) et de la Petite Moucherolle (2156m) par le Col des Deux Sœurs et le Pas de la Balme

J'étais parti une fois de plus à la recherche d'un hypothétique je-ne-sais-quoi, d'une extase, d'une révélation, d'une vérité cachée par des années d'errance dans les territoires obscurs des paradis artificiels. Et j'ai fini par trouver tout ça. Tout ça, et même un peu plus...

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Conditions météo

Les conditions peuvent toujours être pires, mais elles auraient facilement pu être meilleures. Au menu : pluie, crachin, bruine, et ce truc pas net sous forme de gouttelettes fines et désordonnées qui tombent mais on ne sait pas d’où. Bref. Brouillard, beaucoup de brouillard, qui se dissipe parfois grâce à un petit vent qui devient à partir de 2000m particulièrement insidieux. Et puis des trouées de ciel bleu, et du beau temps à partir du Grand Couloir.

Récit de la sortie

Mais que fous-je donc ici à sept heures ?

J’arrive au Refuge de la Soldanelle un peu avant 7 heures. J’éteins ma frontale, je souffle un moment. Le sentier s’est révélé jusque-là boueux à souhait. Il pleut encore bien que modérément. Une pluie fine, pas désagréable au fond.

Je repense aux paroles de mon épouse la veille au soir, sous le porche, regardant la pluie tomber à verse et le vent décorner notre chat, « Tu es certain de vouloir partir en montagne demain ? » J’essaie de lui dire que tout sera sec demain matin et qu’un temps plus calme est annoncé, elle ne semble pas convaincue. À vrai dire, moi non plus.

Le refuge est dans mon dos. Il ne fait désormais ni nuit ni jour. J’avance et le terrain est gras mais ça tient assez bien sous la chaussure. Je me demande comment ce sera, "là-haut". En fait, je suis inquiet parce que je n’ai jamais entrepris une randonnée aussi engagée par un temps pareil. On va dire qu’il faut bien un début à tout.

L’art de se glisser entre Agathe et Sophie

Il y a, paraît-il, assez de place entre les Deux Sœurs pour manœuvrer jusqu’au Col. Je n’avais jamais tenté le couloir. J’avoue que j’avais une certaine appréhension, notamment à cause de l’humidité et du brouillard. De fait, je ne voyais pas très bien ni très loin, ce qui ne facilitait pas l’orientation.

Alors... Certes, le sentier est délabré, intermittent, et le fameux "câble-rouillé-qui-rassure" ne rassure pas du tout, certes le rocher est péteux par endroits et l’ensemble est peu fiable, voire carrément scabreux. Certaines prises restent dans le mains, mais tout de même, quel pied colossal de remonter cet innommable merdier de roche, de boue et de gravats. C’est jubilatoire.

Comme à chaque fois qu’il faut crapahuter, l’enfant craintif qui sommeille en moi se réveille, s’anime et se transforme en sale gosse. Je suis tout de même obligé de redoubler de prudence et d’attention pour ne pas glisser dans certains passages critiques. C’est raide, vraiment raide, mais ça passe bien,

J’arrive au col, un peu éprouvé mais sourire aux lèvres. Je mange un bout, à l’abri du vent, et je repars. J’en veux encore.

Dans la famille Moucherolle, je demande la Grande

Et ça tombe bien. Je suis déjà à ses pieds. Je ne l’ai pas vue venir, et pour cause, je ne la vois pas, je ne vois pas à dix mètres, mais je sais qu’elle est là. Massive. Je la sens, et je m’avance presque à tâtons. J’improvise. Je connais un peu ce rocher, je l’ai déjà escaladé, mais depuis l’an dernier, j’ai oublié le cheminement. Et surtout, la visibilité est précaire. Je vais au plus évident. L’escalade est plus dure que dans le couloir des Deux Sœurs, et je me repère moins bien. Et surtout, ça glisse pas mal. Le sale gosse repasse en mode craintif. Il faut dire que je me fais une belle frayeur le temps de m’adapter à l’escalade sur ce rocher humide et dérapant. Une première.

Je sais, en poursuivant l’ascension, qu’il sera difficile et dangereux de faire demi-tour, et je comprends vite qu’il va falloir passer à tout prix. Alors, ça grimpe prudemment jusqu’au pied du dernier couloir, celui qui demande une vigilance totale. C’est là que j’ai la bonne idée d’obliquer à droite, un peu en contrebas, sur une vire merdique et très exposée, qui débouche sur un mur. Mais quel bleu... Je comprends mon erreur un peu tard. Et je commence à perdre un peu de ma sérénité. Il fallait tracer tout droit. De là où je suis maintenant, ça semble évident. La bonne nouvelle dans tout ça, c’est que j’ai encore beaucoup à apprendre...

Alors demi-tour hasardeux, toutes fesses serrées. Pour la première fois de la journée, j’éprouve quelque chose comme de la peur. Je l’apprivoise rapidement car je sens bien qu’en réalité, elle a quelque chose de délicieux et d’unique. Et que c’est pour éprouver ça que je viens ici. Je sais que la moindre petite glissade aura des conséquences gravissimes, et c’est ce qui me pousse à être attentif, sérieux, droit. Lentement, à pas de crabe dans un devers morbide, je retrouve le couloir, je le remonte en retenant mon souffle, car c’est glissant même au niveau des prises de mains, puis je prends le dernier passage, le plus aérien, qui débouche sur la crête, un pas, deux pas, et le premier cairn est en vue. Le second est à peine plus loin. C’est passé !

Ce que ça fait d’être ici, ici et maintenant

Je reste un moment là-haut, avec une vue imprenable sur rien, sur rien d’autre que sur ma propre solitude, avec tout ce blanc qui refuse obstinément de céder la place au moindre recoin de paysage. Je me demande si le moment n’est pas encore plus fort dans ce contexte. Oui, en fait, le moment est plus fort même si je sais que la vue depuis ce point est d’une beauté saisissante et sublime par beau temps. J’imagine le Grand Veymont et le Mont Aguille au bout de la chaîne. Ils ne me manquent pas, car je crois que ce matin, j’étais parti à la rencontre d’autre chose. À ma propre rencontre, sans doute. Et j’ai fini par me trouver. Je ne vois rien, mais je n’ai pas besoin de voir. Je me sens bien, ici. Parfaitement aligné.

Il y a des moments dans l’existence où le calme se fait. Où ça ne parle plus dans ma tête. Où le silence advient et un horizon neuf s’ouvre en moi, calme, dépouillé et pourtant étonnamment intense. Toutes les questions sont remises à plus tard, et parfois même à plus jamais. Je reste un instant suspendu à ce fil ténu qui me relie autant à moi-même qu’au monde qui m’entoure et que ma cécité ne m’empêche pourtant pas de percevoir. Je me sens vivant, je prends conscience de la préciosité de la vie humaine. Voilà. ça tient finalement à peu de chose, mais si j’ai commencé à arpenter les montagnes, sur le tard, c’est parce que nulle part ailleurs sur Terre je ne peux éprouver cela. Et cela n’a pas de nom, encore moins de prix.

J’entame la descente. Elle est coriace et exige par endroits une désescalade précise alors même qu’on ne voit pas toujours sur quoi on pose les pieds. Une chance : la roche est moins humide que sur le versant Est. Globalement, tout se passe bien, et le Col des Moucherolles se précise petit à petit.

Planté en plein cœur, le clou du spectacle,

Après le Col, la Petite Moucherolle semble presque facile, même si la rampe par laquelle on remonte est indéniablement exposée. Malgré le brouillard épais, je sens le gaz sur ma droite. J’évite de regarder, je serre à gauche du mieux possible. J’atteins le sommet rapidement puis commence à redescendre via les dalles et les grands lapiaz en direction du refuge du Grand Couloir.

C’est dans cette descente que je fais la rencontre la plus déterminante et marquante de cette journée.

Au sortir d’une petite dépression, je tombe nez-à-naseaux avec un majestueux bouquetin. Des bouquetins, j’en ai déjà croisé plusieurs sur le chemin, ils font un peu partie du paysage. Mais celui-ci, je suis immédiatement saisi par sa vision. Il est à bonne distance encore mais je me fige. Il me regarde, je le regarde, je lui parle comme on parlerai à un animal domestique, je lui dis qu’il est beau, et chose étrange, il me répond. Pas avec des mots ni des sons, mais avec sa présence rauque et massive, et son absence totale de peur. Il est pleinement serein quand je trouve plutôt bouleversé par ma traversée chaotique.

Dans ce brouillard – et je comprends que dans la scène qui se joue, le brouillard est aussi important que l’animal lui-même – je vis une expérience un peu mystique. Nous sommes de plus en plus proches. Je sens qu’il m’accepte. Quelques photos, puis je pose le sac, les bâtons, je range tout. Je me glisse. Il est maintenant à une petite dizaine de mètres. Je ne vais pas plus loin car je ne veux pas troubler sa quiétude. Je m’assois et je le regarde.

Je voudrais rester là auprès de lui et passer l’hiver allongé contre son pelage. Il émane de lui une chaleur vibrante, une placidité bienfaisante, presque de la bienveillance à l’égard de l’humain fatigué qui se trouve là. Pour la deuxième fois de la journée, je me sens bien, durablement bien. Je prends une nouvelle leçon de vie. Décidément, aujourd’hui est un grand jour.

Redescendre tout en restant perché ?

Mais déjà je dois partir, je n’oublie pas que j’ai promis d’être de retour pour 15h. J’ai encore, à la louche, 1h30 de descente, et une 1h15 de voiture. C’est tenable. Après le Refuge du Grand Couloir, je croise encore une harde de bouquetins mâles généreusement cornus. Je les salue poliment mais le charme n’agit plus. Je ne désire plus que rentrer. J’avale le Pas de la Balme de haut en bas, et j’opte pour le très agréable Bois Barnière car je n’ai pas envie de remonter jusqu’à la Soldanelle. Je me laisse littéralement glisser sur ce joli sentier. Je me sens léger et insouciant. Je coupe hors sentier à certains endroits. Je descends dans le raide dès que je peux. Au plus court.

Je suis à ma voiture à 13h30. J’ai finalement un peu d’avance. Je prendrai la départementale pour rentrer. La femme de ma vie m’attendra sur la terrasse. Il fera beau.

Je sentirai encore longtemps les pierres rouler dans ma tête.

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Randonnée réalisée le 13 octobre

Dernière modification : 18 octobre 2024

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Avis et commentaires

Merci à vous trois ! 😊

Superbe texte, très émouvant, notamment la rencontre avec ton ami-totem. J’ai connu les mêmes sentiments avec le même animal (ou tout au moins son frère....) aux Vans, il y a quelques années, c’était sublime.
Merci pour le partage !
Et belles photos aussi....

JM,

J’oubliais d’expliquer que je trouve tes photos très jolies aussi.
Toutes celles du lapiaz, entre autres.
Et surtout la n°32, qui donne une perspective marquante de l’arête sur laquelle tu marches et des vides de part et d’autre
Bravo !.

Bonjour JM,

Très beau texte qui, comme l’écrit valverco, nous emmène irrésistiblement jusqu’à la fin. Je me suis régalé !

Quant à la randonnée en elle-même, il faut toutefois savoir bien doser la prise de risque dans de telles circonstances de brouillard et d’humidité !
La limite est fine, qu’il ne faut pas franchir...

Bonjour JM.
Quand on commence à lire tes récits, ton texte nous entraine jusqu’à la fin. Un réel plaisir de te lire.
Il m’est arrivé de franchir le Col des Deux Sœurs dans les mêmes conditions, dans le brouillard, avec peut être des névés en plus.
Merci encore !

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